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Channel: piste cyclable – L'interconnexion n'est plus assurée
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Les pistes cyclables et la gentrification, une histoire de poule et d’œuf.

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Sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon.

Le vélo est-il l’attribut par excellence de la gentrification? Aux États-Unis, il n’est pas rare que des riverains d’un quartier populaire s’opposent à la création de pistes cyclables ou à l’installation de systèmes de vélos en libre-service. C’était le cas par exemple, à l’été 2022, dans un quartier populaire de Boston appelé Mattapan, peuplé à 75% de Noirs. L’aménagement de pistes cyclables par la municipalité était résumé ainsi par des riverains: « ils essaient de nous mettre dehors ».

Quartier hispanique. En 2017, autour de la 24ème rue, un quartier animé et hispanique de San Francisco, une association locale s’opposait frontalement à l’installation de bornes par l’opérateur Ford Gobikes (remplacé depuis par BayWheels, un système qui n’a plus recours seulement à des bornes). Ces riverains estimaient que l’usage du vélo ne correspondait pas à la culture locale. «Le vélo en libre-service, on n’en veut pas. Nous avons une autre manière de nous déplacer, de faire nos achats», assuraient-ils.

Soupçons de gentrification. Les responsables de Ford Gobike espéraient pourtant séduire la clientèle populaire en proposant des tarifs avantageux, ainsi que la possibilité de payer sans carte de crédit, alors que les plus pauvres, aux États-Unis, n’ont pas toujours accès aux services financiers de base. Mais les habitants craignaient aussi l’embourgeoisement du quartier.

Dans les villes américaines, les infrastructures cyclables sont souvent associées à la gentrification, l’enrichissement de certains quartiers autrefois populaires et plutôt centraux. Des nouveaux venus, souvent Blancs, rachètent des maisons anciennes, rénovent des appartements à grands frais, tandis que les ménages installés de longue date, plus pauvres, souvent Noirs ou Hispaniques, ne peuvent plus payer les loyers devenus trop élevés pour eux. Ils finissent par déménager. On a baptisé ce phénomène « displacement », ou déplacement de population.

Le parking de l’église. En 2011, déjà,  la municipalité de Portland, grande ville de l’Oregon, qui voulait tracer un axe cyclable le long d’une avenue qui traverse un quartier afro-américain, s’était heurtée à l’opposition des résidents. En 2013, les fidèles d’une église de Washington s’élevaient contre un projet de piste cyclable qui aurait supprimé quelques places du parking dominical attenant à leur édifice religieux.

Vélo et épicerie bio. Les pistes cyclables, « comme les restaurants chers, les parcs réservés aux chiens et les salles de sport, sont considérés depuis longtemps comme des symboles de la gentrification », résumait alors le Washington Post. D’ailleurs, dans les magazines et sur les écrans, la gentrification est souvent illustrée par des images de personnes stationnant leur vélo devant une épicerie bio.

https://twitter.com/dionysus8/status/1561450940556709889

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Dans toutes les villes concernées, les opposants aux infrastructures cyclables déplorent la disparition de places de stationnement, expliquent qu’une partie des travailleurs pauvres sont soumis à des horaires décalés qui les forcent à se déplacer en voiture et insistent sur le « statut social » associé à l’accession au véhicule motorisé chez les classes populaires.

Les « pistes blanches ». Et comme on est aux États-Unis, le débat se focalise sur les enjeux ethniques. Comme le montrent les statistiques du réseau de vélos en libre-service Capital Bike, à Washington, les utilisateurs sont plus jeunes que la population générale, et une large majorité d’entre eux sont blancs. Les pistes cyclables sont parfois qualifiées de « pistes blanches ».

Partout, les débats ont pris une nouvelle tournure avec l’essor du vélo à assistance électrique, efficace mais plus coûteux, et qui suppose donc un revenu plus élevé. « Que ce soit vrai ou faux, la gentrification est souvent considérée comme un processus qui arrive sur deux roues », résumait déjà le quotidien britannique The Guardian en 2016.

Une étude dément les idées reçues. Pour documenter ce qui demeure une impression, deux chercheurs des universités du Nouveau-Mexique et du Colorado, Nicholas Ferenchaka et Wesley Marshall, ont analysé l’évolution démographique et socio-économique de quartiers résidentiels situés dans 29 villes des États-Unis. Dans ces villes, qui ont toutes aménagé des infrastructures cyclables entre 2000 et 2019, les chercheurs ont repéré, à l’aide de Google Earth, les pistes cyclables, mais aussi les bandes cyclables et les simples chevrons, ces marques peintes sur la chaussée qui signalent un itinéraire.

Les quartiers les plus riches rejettent le vélo. L’étude, publiée à l’été 2021, montre d’abord que les pistes séparées de la chaussée sont moins nombreuses dans les quartiers les plus aisés que dans les autres secteurs des villes. Comme si les riches (les vraiment riches, donc, pas juste les gentrifieurs) refusaient les pistes cyclables. En France, on connaît bien cette aversion: les élus des riches villes de l’ouest lyonnais s’opposent au réseau « Voies lyonnaises », tandis que les communes cossues des Yvelines  avaient, les premières, démantelé des pistes temporaires dès le printemps 2020.

Les pistes ne causent pas la gentrification, mais la suivent. En outre, contrairement aux idées reçues, les infrastructures cyclables ne se sont pas traduites dans les années suivantes par un départ des populations pauvres et noires. Mais les chercheurs ont observé que les quartiers en cours de gentrification finissent par se doter, quelques années après le début du processus, d’aménagements cyclables. Pour résumer cette histoire de poule et d’œuf, les pistes cyclables ne sont pas la cause de la gentrification, mais leur conséquence. Lorsque des classes moyennes blanches s’installent dans un quartier traditionnellement populaire, ils réclament à leurs élus locaux des infrastructures pour se déplacer à vélo, et les obtiennent.

Inaudibles habitants des quartiers pauvres. L’enquête universitaire montre enfin que les quartiers populaires sont moins dotés que les autres en infrastructures cyclables. Ces morceaux de ville, marqués par leur passé industriel, sont striés par des rocades, des zones industrielles, portuaires ou des entrepôts, qui rendent les déplacements à pied et à vélo compliqués. Et leurs habitants ne parviennent pas à faire entendre leurs préoccupations, quelles qu’elles soient. Autrement dit, si ces habitants, pauvres et Noirs, voulaient des pistes cyclables, ils ne parviendraient pas aussi facilement à les obtenir que s’ils étaient Blancs et plus riches.

Piste cyclable à Pantin (Seine-Saint-Denis)

Des quartiers statistiquement invisibles. Enfin, dans les quartiers populaires, les compteurs disposés sous la chaussée, qui permettent de déterminer le nombre de passages à vélo, font également défaut. Dès lors, si l’on se fie aux statistiques disponibles, le vélo demeure peu utilisé dans les banlieues pauvres. En d’autres termes, ce qui n’est pas mesuré n’existe pas.

Les statistiques révèlent toutefois une autre réalité: les données qui, aux États-Unis, prennent en compte l’origine ethnique des accidentés de la route, montrent que le risque de subir un accident à vélo est, pour une personne noire ou hispanique, 25 à 30% plus élevé que pour un Blanc. Les inégalités persistent, et si les pistes cyclables en sont le révélateur, elles n’en sont pas la cause.

Olivier Razemon (l’actu sur Twitter, des nouvelles du blog sur Facebook et de surprenants pictogrammes sur Instagram).

NB: Une version plus longue de cet article a été publiée dans le magazine Géomètre en février 2022.

 

 


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